vendredi 20 juillet 2012

Questions autour de l'homme réel



Jésuite spécialiste des questions d'enseignement, François Ader livre dans cet ouvrage son expérience religieuse, humaine, philosophique - très personnelles - éclairées par un long parcours psychanalytique. Il revient sur bien des sujets tabous, pas seulement dans l’église, et les aborde sans fards. Un peu comme un colibri ou un pinson alertait les mineurs d’un danger imminent, il détecte toutes les sources d’inhumanité et les démonte avec l’acharnement du désespoir, qu’il s’agisse des institutions ou de lui-même comme en témoigne cet extrait : 
« S'agissant du parcours analytique, la difficile expérience du « singulier » va de pair avec la découverte, éprouvante, cuisante, de tout le faux-semblant que l'on croyait vertueux, des roueries de ce qui se croyait Amour et n'était que calcul pour s'assujettir autrui, ne pas le perdre, ne pas se perdre… ». 
Il écrit plus loin et résume ainsi l'essence de son oeuvre:
"Non : je n'aurais pas écrit ces pages, je n'en aurais pas eu l'outrecuidance, si je n'avais la conscience d'œuvrer, a ma manière, pour qu'il y ait une plus juste estime de ce qu'il en coûte aux humains, parfois, de se faire à ce monde, quels que soient ses charmes évidents."
François Ader est mort en 2009 d’une infection pulmonaire, à l’âge de 93 ans.










Dans ce deuxième livre des «Questions autour de l’homme» le père François Ader, sj, nous livre un journal de sa psychanalyse ou rêves et séances sont minutieusement transcrites dans leur intimité la plus totale. En voici un extrait:
Je fis part alors (à mon analyste) de la réticence exprimée par ce cher ami :« Vos quatre cents premières pages, à supposer qu'elles soient publiables, seraient de la dynamite… Mais la suite est tellement personnelle qu'on ne peut l'imaginer que comme une confidence d'ami à ami… »
« Mais c'est que j'ai besoin d'aller dans ce sens, au plus extrême de ma singularité, si je veux arriver à me découvrir vivant, existant… »
Je me rendis compte alors que je ne m'étais jamais exprimé de mon « écrit », face à l'analyste, avec autant de conviction.




Voir aussi : Questions autour de l'homme réel LE LIVREFrançois Ader,Avis des lecteurs,, François Ader par E. 



samedi 14 juillet 2012

La mère


Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader


Alice Ader, mère de François fait un shampoing a Françoise Ader sa belle fille.

   Une artiste

Ma mère était une artiste, une pianiste d'une sensibilité extrême, une croyante à la vie proprement mystique, une maman merveilleuse.

Culte de l’obéissance

Alice Ader pose parmi les gascons chasseurs amis de son mari
Il y avait en effet chez ma mère, un culte pour l'obéissance. … Chez ma mère, dans une foi religieuse très typée sociologiquement qui semblait lui faire négliger complètement la question du « sens » et des raisons : « Il n'y a pas à discuter, à ergoter : il faut se soumettre, obéir… » Ce qu'elle faisait elle-même, sans se rendre compte qu'elle y avait, elle, du plaisir : du plaisir à plaire à Dieu, et, dans un autre domaine, à son mari.

Car c'était elle qui s'asservissait à mon père

Car c'était elle, d'abord, et délibérément, qui s'asservissait à mon père, et y asservissait aussi, me semble-t-il, ses plus jeunes enfants. Sans doute mon père, l'âge venant, nous supportait-il moins bien. En tout cas je me rappelle combien ma mère, première servante de son mari, nous incitait à ne pas le déranger, à ne pas l'agacer…

Une mère est tout

Une mère est tout pour l'enfant qui vient de naître. Mais ce lien vital … j'ai dû le vivre avec une intensité fabuleuse, avec un appétit féroce, dévastateur. C'est un tel gain d'avoir un être à soi ! Et quelle mère, eût-elle déjà tant d'enfants, et si bien aimés tous, quelle mère aurait pu n'être pas sensible à pareille attente, si vive, tellement avide, lorsque les autres pouvaient paraître avoir d'elle un besoin moins immédiat. J'ai dû faire en elle une demeure inébranlable, m'y installer, m'y fixer. Pour la vie !

La danse

Mon frère raconte alors seulement l'anecdote que narrait volontiers ma Mère à mes aînés, paraît-il, lorsqu'ils étaient encore jeunes. Pendant une danse, au cours d'un bal, son danseur l'avait appelée « Mademoiselle ». Elle avait alors vingt-cinq ans. Ma Mère ne corrigea pas l'expression. Mais elle dit à ce Monsieur, la danse achevée : « La demoiselle avec qui vous venez de danser est mariée, et mère de cinq enfants. » Et mon frère de conclure par ces mots sa rapide évocation : « Je n'ai jamais vu dans ses yeux qu'amour, tendresse et indulgence, car elle savait dominer ce qu'en certaines circonstances sa vivacité naturelle pouvait lui inspirer de sentiments d'une autre nature… »

J'accaparais leur mère, et son épouse à ce père

Et puis l'amour, par nature, n'est-il pas toujours ambigu ? Comment n'aurais-je pas été, bien sûr inconsciemment, quelque peu jalousé, et jaloux moi-même ? J'accaparais leur mère – « leur mère » – à tous ces grands, et son épouse à ce père. Comment ne les aurais-je pas vus parfois, tous ceux-là, comme des agresseurs ?

N'avais-je pas la meilleure part : ma Mère

Poliné la maison de famille
N'avais-je pas la meilleure part : ma Mère ? Et pourtant c'est elle qui devait me dire un jour une parole plus déterminante. J'avais alors commencé de me rebeller. Oh, timidement. Mais enfin, quand même, un petit peu… « Tes grands frères te trouvent égoïste, mon chéri. (Et eux ?) Et comme ils savent que tu veux devenir prêtre, tu devrais faire attention. Ce n'est pas un bon témoignage… » Oh, c'était dit avec une immense tendresse, immense. … C'était un langage « élevé », qui ne pouvait donc que me « grandir »…

J'ai reçu d'elle son amour pour Jésus

Nul doute qu'à travers la connivence qui me liait à ma mère, j'aie reçu d'elle son amour pour Jésus, le sens qu'elle avait de sa « personne », son goût pour les paroles d'amour des Évangiles – ces évangiles dont elle avait toujours le texte dans son sac – et que, le moment venu de concrétiser une orientation qui semble avoir été considérée comme toute naturelle par mon entourage, tout le monde y trouvait son compte depuis que, tout petit enfant, je jouais à la Messe et embauchais pour des processions cet entourage complaisant.

Humainement il est perdu

Au cours d'une visite à mon frère aîné, malade, celui-ci m'a raconté cette soirée vécue par notre Mère au plus fort moment de la typhoïde de notre père – elle avait alors 27 ans et six enfants – lorsque le médecin lui dit : « Humainement il est perdu… Il n'y a plus que la prière », qu'elle s'en fut alors à l'Église Saint Thomas d'Aquin et qu'au lendemain matin le médecin lui dit : « Vous avez du bien prier : il est sauvé »…

 « Indispensable » à ma Mère

Alice Ader et ses petits fils Denis et Jean
Que j'avais été jaloux de mon Père, certes... Mais que je m'en étais tiré en étant « indispensable » à ma Mère. Et que j'en payais le prix, maintenant, à travers les formes de ce Sacerdoce que je lui ai offert pour satisfaire son désir, et pour n'être pas seul. Et je commence à m'avouer, c'est dur, la haine que je porte à ma Mère pour ce désir qui m'a châtré, qui me rend incapable, maintenant, d'être homme, d’« aimer » une femme autre que marginale…

Exister face a mon père à travers ma mère

Exister tel que je suis, en me respectant. Face à mon père : … et face à ma mère. Ou plutôt face à mon père à travers ma mère. Car c'était elle, d'abord, et délibérément, qui s'asservissait à mon père, et y asservissait aussi, me semble-t-il, ses plus jeunes enfants. Sans doute mon père, l'âge venant, nous supportait-il moins bien. En tout cas je me rappelle combien ma mère, première servante de son mari, nous incitait à ne pas le déranger, à ne pas l'agacer…

Aimer

Ces jésuites de mon Collège, image collective à mes yeux d'un certain refus des instincts, et des besoins, je les ai aimés, profondément aimés, et ce n'était pas sans raison. Quant à ma mère, si je me devais de dire ce qu'il y eut à mes yeux d'inconsciemment irrespectueux, et d'ambigu sans doute, dans son désir trop ardent d'un fils prêtre, c'est à ma connivence avec elle, je le sais, que je dois de pouvoir « sentir », éprouver, aimer. Et d'être prêtre.

Partir

VERS MIDI, le mercredi 16 Janvier 1945, nous sommes avec papa sous les grands ifs du cimetière d'Auch. Devant nous les coteaux, et, plus loin, cachées ce jour-là, ces Pyrénées que Maman aimait tant.....
Les jeunes filles de Pavie, si souvent entendues, les dimanches, à l'église, ou les jours de grande fête, au Cédon, viennent de chanter pour Maman « ln Paradisum »... Les gens du village nous ont dit et de quel cœur, leur grande tristesse... Et, de pavie à Auch, avec le corps de Maman, nous avons refait cette route qui était sienne...
L'archiprêtre de la cathédrale achève maintenant les prières de l'ensevelissement. Papa est un peu devant nous. Quand tout est fini, il a, ce cher Papa, un geste qui est tout lui, un petit adieu de la main comme un « au revoir » familier, charge d’amour et de gratitude...
Dans ce geste de Papa, devant cette tombe ornée de couronnes aux noms de tous les petits-enfants de Papa et de Maman, c'est toute la famille qui est, une fois encore « rassemblée », et toute cette lignée aussi, qu'a entrevue Maman d'un regard prophétique...
J'ai dans les mains son Missel. Une petite feuille dépasse. Elle est là pour marquer un texte liturgique qui lui est très cher, un « Offertoire », qui résume sa vie :

Seigneur mon Dieu, je vous ai offert toutes ces choses avec joie dans la simplicité de mon cœur, et je me suis réjoui de voir tout ce peuple assemblé ; ô Dieu d’Israël, conservez-nous cette bonne volonté. Alléluia !
Souvenir pour eux, François Ader, 1948,


Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader

Les femmes


Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader

Jeannette

Il y avait, parmi ces enfants de la campagne, une fille d'un an mon aînée, vive, primesautière, qui était en fait la meneuse du groupe. Nous allions souvent au village ensemble, tous deux sur mon vélo. Quand il fut décidé que je deviendrais interne, je dus apprendre des rudiments de Grec. Ce fut le curé du village qui se chargea de cette initiation. Ce saint homme, digne et bon, me dit alors si mes souvenirs sont exacts : « A votre âge, François – presque 13 ans – il ne faut plus venir avec Jeannette sur votre bicyclette ». Jeannette me guettait alors à l'entrée de sa ferme et son père la réprimandait : « Tu sais bien que M. le Curé ne le veut pas… » Mais cela, je ne l'appris que beaucoup plus tard, car une fois collégien, pubère et destiné à Dieu, mes rapports avec mes amies d'enfance ne furent plus que des approches de très loin, timides, peureuses, cachées, qui préfiguraient déjà mes difficultés à venir, et dont je garde un bien triste souvenir.

Ardent, aussi, mon attrait pour les femmes

Ardent, aussi, mon attrait pour les femmes, me portant à des curiosités dont je me sentais ensuite affreusement coupable, ne trouvant personne alors qui puisse me dire ma normalité et n'ayant d'autre ressource que d'aller, tout malheureux, tout bouleversé, me faire « pardonner »…

Faire de l'auto-stop avec des femmes seules

Je me mis à faire de l'auto-stop avec des femmes seules, les choisissant au volant de voiture à deux places, plutôt jeunes, attendant parfois des heures, obsessionnellement, que se présente l'occasion de cette petite cellule, de cette matrice, dont le sens apparaît sans peine, mais ne m'était pas clair alors. …Une fois trouvée l'occasion, heureux de cette situation si porteuse en elle-même de signification, et qui me permettait d'échanger, « conduit » par une femme, et protégé, je « respirais ». Et même si l'occasion ne s'offrait pas, l'incroyable pression intérieure à laquelle je tentais ainsi d'échapper baissait au fil des heures d'attente…

J’attends de l’amour et j’ai peur en même temps.

J'attends avidement de l'amour et j'ai peur en même temps, très peur, dès que s'approche cet amour, j'ai même tendance, alors, à ne pas y croire, à le suspecter, voire à l'exclure. Je ne marche pas si les choses ne sont pas comme je l'entends. Et surtout, surtout, si l'occasion s'offre d'un espace, d'un champ libre, pour l'expression d'un désir, et pour sa mise en œuvre, alors le désarroi m'assiège, la confusion m'envahit, une grille tombe, se verrouille, des sirènes se déclenchent, comme si la liberté n'était qu'une attaque, un péril, et moi-même un homme en danger.

Un sentiment très vif pour une femme

J'avais éprouvé peu de temps auparavant, sans en avoir une claire conscience, un sentiment très vif pour une femme sans que rien, malgré bien des occasions, n'aboutisse à des réalisations concrètes, pourtant fort attendues je l'appris beaucoup plus tard…

Tous ces rêves, il n'y a pas de doute, visent une personne aimée, tout à fait réelle

Bien sûr, c'est d'une femme réelle qu'il est question dans treize de ces rêves sur les trente neuf que j'ai racontés ... D'une femme bien précise, avec ses souliers, ses enfants, nos souvenirs, et qui fut d'un tel rôle dans ma vie. C'est de ce qu'elle me fuie dans une session que je suis très affecté le 26 juillet, c'est parce qu'elle cesse de travailler avec moi que j'en ai gros le cœur le 10 août, … c'est elle que je veux rejoindre le 24 août… Tous ces rêves, il n'y a pas de doute, visent une personne aimée, tout à fait réelle.

Rupture, déchirements

Après plusieurs années d'analyse, cette femme, à plusieurs reprises, posera sans préavis, de façon vitale, instinctive – fondamentale pour elle – des actes parfois abrupts de distance à mon égard qui détermineront en moi des semaines, parfois des mois, de déchirements, et qui seront autant d'amorces irremplaçables, pour moi-même, de découvertes indispensables, et l'occasion de me rendre peu à peu compte, douloureusement, que je ne sais pas être un « partenaire », égalitaire, que je ne peux être, tant je vis dans l'angoisse, que « dominateur ».

Rêve, Je veux offrir des fleurs à une femme

Un rève        Je veux offrir des fleurs à une femme. Je lui ai demandé si cela lui ferait plaisir : elle m'a dit oui. Je fais faire un bouquet avec des tiges, comme des tiges de céleri, qui s'emboîtent les unes dans les autres, enchevêtrées en anneaux. Cela fait comme une grande tige. Et puis, quand je viens pour offrir mon bouquet, sans m'en rendre compte, je le mange…
Rêve bref, et d'un sens possible qui se fait voir sans peine … En fait, c'est avec un phallus que j'arrive, un phallus que je mange, sans même m'en rendre compte, quand il s'agit de l'offrir. Trop d'expériences sont là pour ne pas m'y faire voir l'expression de mon impuissance, de ma peur profonde de la femme.


Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader

Le père


Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader

Mon père, un bon despote

Mon père était un despote, certes, comme beaucoup de gascons, mais un homme bon, vraiment bon, et surtout un passionné de la vie, professionnel actif, heureux dans son travail, d'une grande indépendance d'esprit, dont les convictions « dreyfusardes » avaient failli compromettre, en 1898, son mariage avec ma mère… Où donc allait se nicher leur culte de l'obéissance ?

Le culte de l’obéissance

Il y avait en effet chez mon père un culte pour l'obéissance. … Chez mon père, dans un légalisme juridique qui ne lui faisait accepter aucune transaction – ce qui lui valut des animosités – et que soutenait une droiture absolument parfaite dont j'aime la rigueur, …
Jean Ader et son épouse Alice Guérin

Je n'eus pas de père pour moi

Mon père … était au plus haut point, à un point excessif, un homme de devoir, de droiture, d'intransigeance même. Je n'eus pas de père pour moi, je fus en quelque sorte un cadeau pour ma mère. Mon père, après s'être très activement occupé des quatre ainés, paraît-il, s'en remit en quelque sorte à sa femme des deux autres, et plus encore du septième. « Mes enfants » disait-il, en souriant quand même, des quatre premiers ! Et « tes enfants », en regardant ma mère, quand il s'agissait des trois autres… l'affabulation traduit bien ce que fut – pour moi – ce « père absent ». Ce père qui suscitait en moi la terreur. Que j'adorais pourtant.

Le petit groom

Jean Ader avec Jean Ader fils de son fils Maurice
Le petit. Le groom ? « Fais-moi ci », « Vas me chercher ça »… Pourquoi pas ? Un jour pourtant – c'était à la campagne et dans la salle à manger : je m'y revois – je « râlai ». Oh, timidement… « Fiche nous la paix », me dit alors mon père avec violence. Mon père dont je ne doute pas qu'il m'ait aimé, profondément aimé, mais que je devais agacer, je me l'imagine du moins, par ce qu'il y avait en moi de passif et d'absent… Et il ajouta : « Les petits derniers sont faits pour que les grands se fassent la main sur eux… » Propos de colère. Mais les mots sont les mots. Ainsi donc, je n'avais pas de sens en moi-même ?

Ainsi naquit l’enfant soumis

Pourquoi ce désintérêt de mon père, dont cinquante années me séparaient, … et dont j'avais, tout jeune, une sorte de terreur ? Peu importe. J'ai tant reçu d'eux par ailleurs, et d'abord la Vie ! Ce que je veux ici faire entrevoir, c'est qu'alors se forgea ma pente à « l'adhésion » quoi qu'il en coûte – car il ne fallait surtout pas perdre l'amour de ceux qui m'entouraient : c'étaient « eux » « mon » existence – et qu'ainsi naquit l'enfant « soumis » qui tente aujourd'hui tant bien que mal de « vivre », non pas rebelle, mais autonome.

Déceler le père sous le despote

Nous avons dû nous épier l'un l'autre, moi cherchant à déceler le père sous le despote, lui se demandant sans doute ce qu'allait devenir ce petit dernier, trop caché derrière sa mère, et dont il disait : « Je me fais l'effet d'une poule qui a couvé un canard… ». … Je trouve pathétique cette situation du rêve. Elle m'émeut en tout cas profondément. Lui me parle comme à un égal, il me fait une confidence importante. Il ne sait pas qu'il parle à son fils. Moi seul le sais, et je suis bouleversé de sa vérité. J'aimerais tant, tant, qu'il sache que je me sens de plus en plus près de lui. Et de ce désir qu'il avait, symbolique à mes yeux, que je sois médecin… 



Jean Ader avec sa belle fille Françoise, puis lors des vendanges a Poliné
Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader

François en famille

Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader

Enfance

La famille Jean Ader, François en bas a droite de sa mère

Je n'oublie pas, non, sur cette photographie dont j'ai déjà parlé – qui fut faite à la demande de mon frère aîné lorsqu'il partit au régiment et sur laquelle les trois femmes sont assises avec derrière elles, debout, les cinq hommes – je n'oublie pas, non, le regard énamouré que notre Mère dirige vers son petit dernier, bambin de cinq ans, debout parmi les femmes, lui, et n'arrivant pas à leurs épaules. Et s'il est déjà réfléchi, très, le regard de cet enfant-là, je sais bien qu'il le doit à son environnement de tendresse, et surtout aux yeux de sa Mère
Mes parents, de 1900 à 1907, ont eu six enfants. Neuf ans après, en 1916, j'arrivais dans ce groupe de quatre garçons et deux filles : un groupe déjà constitué depuis somme toute pas mal d'années. Mon père était au front. Tout se conjuguait pour qu'un lien spécial s'établisse entre ma mère et moi. Je fus un enfant d'abord casse-pieds, remuant, feignant, collant, sans ambition – sans ambition consciente – puis, une fois collégien chez les jésuites, absurdement sage, bon enfant, bon élève, docile, travailleur, invraisemblablement avide de perfection. Ma mère désirait ardemment qu'un de ses fils fût prêtre : ce fut moi.

La page des crimes !

… je me faisais lire à table, à midi, dans le journal, par une tante très aimée qui venait parfois à Paris et qui cédait alors à mes caprices d'enfant seul, la page des crimes. Une bonne tranche de meurtres, en même temps que de viande, à la va-vite, entre les classes du matin et celles de l'après-midi ! Cela en dit long des forces agressives, violentes, véhémentes, que je portais en moi et qui, masquées, cachées, ne pouvant se permettre d'atteindre leurs vrais destinataires – car alors je ne serais plus aimé ! – m'avaient pris pour cible moi-même et avaient fait de moi cet enfant passif, « écrasé », sans envie de grandir, qui est toujours là pour ma perte.

Journaux salaces

C'était tout honteux, en effet, que j'allais me confesser, de retour au Collège, après avoir, en vacances, acheté des petits journaux salaces ou regardé, sur les grands boulevards, des petits films érotiques. Mon « père spirituel » était d'une bonté sans bornes. Il m'encourageait, sans relâche. Mais n'y avait-il pas une question – d'un tout autre ordre que celui de la faute et du pardon – dans les chauds et froids de cet adolescent « parfait », et plus encore, au Collège, qui lâchait un peu la bride, et un peu seulement, pendant les vacances, et puis qui revenait aux rentrées torturé, couvert de honte ? Un adolescent qui passa, sans autre transition, de ses dernières vacances scolaires, malmenées aussi de la sorte, au noviciat des Jésuites…

J’étais un perroquet.

J'étais un perroquet, et je le suis encore souvent ! Mais je le sais désormais. Je formulais des opinions péremptoires, tranchantes. J'émaillais mon discours d'évidences, de lieux communs. Je me suis découvert peu à peu comme un lieu de multiples langages, ceux de mon enfance, de plus tard aussi, dont l'accumulation calmait mon angoisse, mais qui me cachaient à moi-même et me maintenaient dans l'absence. Langages d'autrui, dont les uns n'étaient en moi que flammèches extérieures, dont d'autres, au contraire, en les creusant, m'apparaissent comme du bon bois, du très bon bois pour mon âtre.

Séparation

En octobre 1929 – je venais d'avoir treize ans – j'arrive comme interne dans un collège de jésuites ... Les six séparations annuelles – octobre, novembre, janvier, mars, mai, juin – seront pendant presque trois ans, jusqu'au milieu de ma Seconde, un déchirement. A la première rentrée, je vais pleurer pendant trois jours dans les cabinets qui sont attenants à la salle d'étude. Jusque-là je n'ai jamais quitté ma famille.

De mes parents

Je fus alors étonné – et plus qu'étonné : stupéfait tout à coup – de ce besoin que j'avais eu de parler d'eux, de parler d'eux longuement, et combien c'est l'admiration, la tendresse, qui faisaient à ce moment s'enchaîner mes souvenirs. Et pourtant, c'est vrai, je ne suis pas encore avec eux en paix. Trop forte, trop profonde, est la blessure en moi qui me fit impuissant. Trop fortes, en moi, ces présences qui sont aussi de rigueur. Trop forte cette présence de ma Mère, toujours là, barrage infranchissable entre moi et moi. Et trop forte la présence-absence de mon père, à la fois rigoureux appel à grandir et manque, manque cruel de ce qui m'eût permis de le faire…

Remercier nos parents ?

… ces propos, un jour, de mon analyste : « S'il fallait remercier nos parents de ce que nous leur devons, toute une existence n'y suffirait pas. La présence de l'enfant, c'est déjà pour les parents un immense bonheur… Lacan parle du devoir d'ingratitude à l'égard des parents… Je ne fais pas mienne cette façon de voir. Je préfère l'optique de Dostoïevski lorsqu'il fait dire à la mère d'Ivan Karamazov : « Ta naissance, mon fils, fut une telle joie qu'aucune peine que tu pourrais me faire ensuite ne pourrait jamais l'emporter sur cette joie… » J'avais écouté. Je n'ai pas oublié. Je l'entends encore.

Les fêtes de famille

C'était désir, désir intense, de n'être pas à l'écart, de « participer ». Car je l'absorbais, je la mangeais, je la buvais, cette famille que j'adorais, ces neveux et nièces dont je discernais les dons propres mais où j'aimais voir l'héritage de mes frères et sœurs, comme lorsqu'éclatait, à travers les sketches parfois étonnants d'un certain quatuor, le génie comique, et caustique, de ma sœur Anne-Marie. Oui, je me fondais, je m'immergeais, j'étais heureux dans ce bain d'allégresse et de vie. J'existais par eux tous… Je me dissolvais aussi…

Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader

Cinéma

Voir aussi : Les peursLes joiesOserLe cinéma
Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader

Le père François Ader adorait le cinéma. 
Il n’est pas étonnant que son livre soit parsemé de références cinématographiques.
Les voici rassemblées.

« Les Plouffe » de Giles Carle

C'est l'histoire d'une famille québécoise. Après avoir évoqué le sort de l'un des enfants qui, recruté pour combattre en 1944, aura là sa chance – « Loin de la Mère castratrice, du Québec, et du curé de la paroisse, en Europe et face aux Allemands, il deviendra peut-être un homme » –


« Préparez vos mouchoirs » de Bertrand Blier

Une jeune femme, avec ses deux amis, se retrouve dans une colonie de vacances. Il y a là, dans un groupe de tout jeunes adolescents, une « tête de turc » que ses camarades n'épargnent pas et dont la tristesse, et l'intelligence, attirent l'attention. La jeune femme, un soir, comme elle le ferait d'un petit gosse apeuré, le fait coucher dans son lit. Mais le « petit gosse » a treize ans, il se sent grand déjà, et puis, comme il le dira, « il n'est pas de bois »…

« La ligne générale », de Sergueï Eisenstein

Mais ce n'est pas absurde, pour une Église, même si la tâche apparaît gigantesque, de souhaiter que ces temps différents – bien plus mêlés en elle que ne le peuvent être des lieux – en viennent à se parler, à se reconnaître et à s'admettre. Mais c'est autre chose, cela, que de s'entendre sur des textes ou sur une « ligne ». « La ligne générale », selon le titre du fameux film soviétique, d'Eisenstein je crois.

« The Servant », de Joseph Losey

Ce n'est pas non plus, j'y pense seulement maintenant, qu'il y ait dans ce rêve le mot de « servant », lequel me fait songer bien sûr au film de Losey, « The Servant », et à cette histoire saisissante d'esclavage d'un homme, le maître pourtant, qui subit l'envoûtement de son « domestique », et cela dans un contexte de bisexualité qu'il m'est arrivé d'évoquer dans mon analyse comme la limite extrême d'un seuil que j'aurais pu franchir, et que je n'ai pas atteint.

« le Fils du désert » de John Ford

Puis je demandai pour commencer qui avait vu, la veille, à la télévision, le western de John Ford, « le Fils du désert », et ce qu'on en avait retenu. Cette parabole de Noël, en effet, met en parallèle trois naissances, celle d'un petit enfant, celle de Jésus, et puis celle de bandits en qui l'homme, l’« humain », peu à peu, va naître, grâce au nouveau-né qu'ils ont recueilli… « C'est nous, ce soir, qui sommes importants », ai-je alors dit après que plusieurs aient parlé du film.

« Une journée particulière » d’Ettore Scola

Et je pense, en usant de cet adjectif, au beau film d'Ettore Scola, « Une journée particulière », et à ce qu'il signifie…





« Holocauste » Téléfilm en quatre épisodes de Marvin J. Chomsky

À cause de son thème. Les émissions d’« Holocauste » sur les camps du Nazisme, il y a maintenant trois ans, m'avaient beaucoup frappé, et particulièrement ce phénomène irrationnel, déterminant pour le développement de l'horreur, qu'avait été la soumission, l'obéissance, le consentement au despote de presque tout un peuple.

« La passante du Sans souci ».de Jacques Rouffio

Cette angoisse-là, qui ressurgit par phases, qui est en son fond refus d'existence, je la sais meurtrière, et je l'ai sentie m'envahir avant-hier soir après que j'aie vu, avec plus que de l'intérêt, le film de Jacques Rouffio, « La passante du Sans souci ». J'avais très envie de le voir, ce film. À cause de son thème. Quand s'est achevée la projection de ce film – que je n'ai pas trouvé « glacé », comme l'ont dit certains critiques, mais pudique, et d'une retenue qui fait mieux sentir la détresse de tous ces êtres en face des déchirements de la vie – je me suis demandé comment « j'osais », moi, parler de mes quelques détresses, et les étaler sans discrétion… Eh bien oui, j'ose. Mon entreprise, ici, n'aurait pas de sens si je n'avais pas le courage de cette impudeur.

« Psychose », de Alfred Hitchcock

Que ma chère mère, à qui je dois tant, tant, veuille bien me pardonner si parfois je lui en veux d'avoir tant et tant « désiré » pour moi, en mes lieu et place, de ce désir dont l'Église disait aux mères, à l'époque, qu'il portait au zénith leur maternité. Dans les heures arides de ces derniers jours, je me suis rappelé « Psychose », ce chef d'œuvre d’Hitchcock, et sa dernière image. Le fils dans sa cellule, que l'on sent emmuré dans sa confusion délirante, et dont on se demande alors s'il a quelque chance, un jour, de se savoir lui, ou s'il est à jamais cette mère à laquelle il s'identifiait de l'intérieur bien plus encore qu'il n'en revêtait les vêtements.

 « Elephant man » de David Lynch

Nous avons vu sur les murs, l'année dernière, une affiche énigmatique. Celle qui annonçait le film « Elephant man ». L'image et le titre se conjuguaient pour la rendre même rebutante. Cette vision d'abord d'une chose difforme, avec un voile en guise de visage, et ce trou à hauteur d'œil, et puis ces mots d’« homme éléphant », lourds d'évocations anomaliques, de suggestion tragique. « Je ne suis pas un animal, je suis un être humain », disait l'affiche en plus petits caractères. C'était de fait, à partir d'un fait divers du siècle passé, l'histoire de ce qu'on appelait alors, dans le sens originel du terme, un « monstre » : celle d'un homme difforme exploité comme attraction dans les foires et dont un chirurgien, après avoir réduit quelque peu son anomalie, s'était attaché à faire surgir l'humanité, voilée, défigurée, mais toujours présente, et même intacte.
Ce film m'a profondément ému, et surtout une des dernières scènes. L'ancien « phénomène », dans sa chambre, achève de se vêtir pour aller au théâtre en compagnie de ce chirurgien. Il se met un fin mouchoir à la poche du veston. Un peu de parfum. S'il n'y avait son regard, son visage ferait encore peur. Mais il y a tant de douceur dans ses yeux, ombrageux autrefois, tant de bonheur à penser qu'il est maintenant « comme les autres », enfin presque, et qu'il va, lui aussi, « comme les autres », se rendre au théâtre. Entre le chirurgien qui vient le chercher… La scène alors est poignante. « Mon cher ami », lui dit seulement l'homme. Mais sur un ton de confiance égalitaire où perce, à travers l'émotion profonde, la gratitude de pouvoir n'être plus seulement un homme, mais de se sentir tel, effectivement tel : un « humain » parmi les humains.

« L’Arnaque » de George Roy Hill

Cette image me remet en mémoire cette scène de « l'Arnaque », ce merveilleux film de l'aisance et du risque, où l'on voit Paul Newman, brutalement sorti par Robert Redfort du sommeil et d'une cuite, se mettre tout habillé sous une douche… Ce n'est pas pour rien que cette scène m'avait tant frappé au point de venir en séance, le 6 juillet, dans mes associations. D'un côté cette désinvolture à l'égard des « objets », cette aisance, de l'autre, de mon côté, cette peur constante d'abîmer, d'être coupable, d'être puni…



« Les contrebandiers de Monfleet » de Fritz Lang

Quand je revins pour me coucher, je m'en fus jeter un coup d'œil sur le second film de « La dernière séance », avec l'idée d'y rester cinq minutes. Il s'agissait d'un Fritz Lang que j'ai déjà vu, « Les contrebandiers de Monfleet », et dans lequel un homme au double visage, de Seigneur et de chef de bande, est finalement sauvé de lui-même par la confiance absolue que lui fait un jeune enfant dont la Mère l'a confié à ses soins. De si belles images, et de cet enfant notamment, que j'en regardai ce qui restait à voir… Est-ce à cause de ce regard d'enfant que je me réveillai le lendemain, hier donc, avec un appel à Dieu sur mes lèvres ?

« La Renarde » de Michael Powell

Mais je ne pus m'empêcher de penser, presque au réveil, à ce film d'avant-hier, « La Renarde », où l'on voit un jeune pasteur, quasiment châtré par sa Mère toujours présente, incapable d'abord d'aimer, d'aimer vraiment, une femme que pourtant il chérit, et se réveiller ensuite de son angélisme, oser alors affronter sa mère, au point de pouvoir accepter que celle-ci le quitte, outrée de cette indépendance enfin conquise…

« Tarzan »

L'avant-veille, le Dimanche 20, j'avais été voir avec Sylvestre le film de « Tarzan ». On y voit le départ en expédition des parents du futur Tarzan, la naissance de leur fils, leur mort, l'adoption de leur enfant par une guenon, sa croissance au milieu des singes, sa vie dans la jungle, sa découverte par un ethnologue, son retour en Écosse dans l'immense manoir de son grand-père, la question qu'il y pose aux conventions, son amour pour une pupille de son ancêtre, puis sa résolution de repartir dans la jungle. Ce film m'a passionné. Rapports du corps et de l'intelligence, des gestes et de la parole, des instincts et des conventions : j'y ai vu tout cela, et bien d'autres choses…
Deux scènes m'ont surtout frappé. Les mots manquent à Tarzan quand il s'agit pour lui d'exprimer des choses importantes : il se fait alors comprendre par des gestes, et des onomatopées… Ainsi gémit-il, quand meurt son grand-père, en entourant sa tête de ses bras, en caressant ses cheveux blancs, en se mettant tout contre lui, tout contre. Et il en fait de même lorsqu'après avoir libéré de sa cage un grand singe capturé qu'il a reconnu, et que celui-ci est abattu par la police, il s'indigne et gémit sur son corps, le couvrant de caresses et criant : « Mais c'était mon père ! C'était mon père ! »
J'ai été profondément frappé par cette aisance du corps, cette ampleur et cette liberté des gestes. Et j'ai senti, par contraste, combien j'étais moi-même étriqué, comme si j'étais sans cesse à marcher dans un étroit couloir, tellement étroit qu'il me faille à tout instant m'y faufiler, sous peine de recevoir des décharges électriques si jamais je frôlais seulement ses parois…

« L'homme qui aimait les femmes », de François Truffaut

Le soir même, je regarde en dinant « L'homme qui aimait les femmes », de François Truffaut. Je suis saisi par la finesse de ce film, par la composition de Charles Denner, par le désespoir que masque cet acteur, par l'issue tragique au moment même où, peut-être, il pourrait en venir à aimer « une » femme, une femme bien réelle.

 « Zelig » de Woody Allen

Et ce n'est pas pour rien qu'à la fin de la séance je parlerai du film de Woody Allen, « Zelig », que j'irai voir d'ailleurs le soir même, tant je me suis senti concerné par l'histoire de cet homme caméléon qui devient chaque fois semblable à ceux qu'il côtoie : tellement, dans l'ignorance où il est de lui-même, il a besoin, pour être aimé, de s'identifier aux autres.

 « Cabaret » de Bob Fosse

J'ai vu plusieurs fois « Cabaret », ce film de Bob Fosse qui décrit, dans le cadre de la montée du nazisme en Allemagne, et du terre à terre des distractions sordides d'alors, l'amour impossible d'une danseuse et d'un jeune homosexuel, et qui entremêle à ces tristesses, les unes affreuses, les autres prenantes et belles, l'histoire de deux êtres qui s'aiment aussi et dont l'amour semble également impossible : la jeune fille, juive, se refuse à cause de sa race à un homme qu'elle aime, et celui-ci, qui cache lui-même une judéité qu'elle ignore, n'ose pas, lui, s'avouer israélite. Et puis il s'y décide. Et la fête de leurs épousailles, brève séquence dans un film de tristesse, d'impossible, et de joie factices, est d'une rare beauté. Lumière des visages, splendeur des chants, des rites, présence alors d'un au-delà de l'homme… « Reste avec nous… ».

« L'Évangile selon Saint Matthieu » de Pier Paolo Pasolini

Peut-être certains d'entre vous, ici, ont-ils comme moi veillé tard, il y aura, demain quinze jours, pour regarder sur FR3 le dernier film du Dimanche soir : « L'Évangile selon Saint Matthieu », de Pier Paolo Pasolini. Film austère, en noir et blanc. Film accordé, par sa rigueur, à l'intention qu'on prête à ce grand cinéaste d'avoir voulu faire passer, à travers le texte abrupt de cet évangile, sa soif ardente de justice et de retournement des valeurs. Je m'étais à tort arrêté, dans ma lecture hâtive de certaines critiques, à cet aspect quelque peu gauchi, voire trop humainement révolutionnaire, imputable aux orientations de Pasolini… Et puis non. C'est bien l'Évangile selon Saint Matthieu que j'ai vu. Son âpreté, certes. Mais aussi son appel au cœur, au cœur de l'homme. Et surtout Jésus, sa présence, intense, à ceux qui l'entourent, et cette zone de mystère qui en fait quelqu'un dont l'extraordinaire « être là », justement, s'origine dans un « ailleurs » qui fait corps avec lui, dans ce regard vers un Père, un Père intérieur, qui le fonde dans l'être.

« J'ai épousé une ombre » de Robin Davis

« J'ai épousé une ombre »… Ce titre d'un film, titre d'abord d'un roman de William Irish, a tiré mes regards pendant plus de quinze jours il y a deux mois, lorsque je débouchais sur le quai du Métro Trocadéro, direction Pont de Sèvres. J'y pense au moment d'écrire de moi : « Je suis une ombre… » Et sans doute n'est-ce pas pour rien si cette affiche est toujours là dans ma mémoire, présente, bien présente, avec le beau visage de Nathalie Baye, énigmatique, et surtout peut-être ces paysages Sud-ouest, ces vignes, ce ciel, qui ont si profondément marqué mon enfance et dont j'ai la nostalgie. Et pourtant je n'y paraissais pas une ombre, alors, lorsque je me saoulais de vélo, à perdre haleine, et que je régentais, aux vacances, ma bande de jeunes voisins…

« Un dimanche à la campagne » par Bertrand Tavernier

Mais son nom (Azema), je l'avais vu – parmi d'autres, et si je m'en souviens bien, pas tellement en relief – sur l'enchanteresse affiche de ce film, contemplé pendant au moins trois semaines, à raison de trois fois par semaine, sur le quai de la station de métro « Trocadéro », direction Porte d'Auteuil. Cette image d’« Un dimanche à la campagne » n'a pas du faire rêver que moi. Pas d'abord, en ce qui me concerne, à cause de la nostalgie des toilettes d'autrefois. Non. Mais à cause de l'ambiance de bonheur et de liberté. Des êtres, et de la nature.

 « Fanny et Alexandre »  de Ingmar Bergman

Je suis donc allé voir « Fanny et Alexandre ». Quel bouleversement intérieur ! D'abord devant la première heure. Ce Noël, cette famille, les enfants, les lumières, la joie, les coquineries, la tendresse, la beauté : quelle « matière première » ! Quelle humanité ! Mais bouleversement surtout d'avoir vu la deuxième heure, et l'évêque Vergerus : de m'être vu dans cet homme-là dont Jean Collet, dans sa passionnante critique des « Études », fait très justement remarquer qu'il aime mal, affreusement mal mais qu'il aime… Oh, ce regard, ces yeux, lorsqu'il veut à tout prix obtenir d'Alexandre un aveu ! Non, je n'ai pas exercé semblable torture à l'égard d'autrui. Pas à ce point du moins. Mais envers moi, si. Et ce suicide-là, ce suicide à petit feu, comment n'aurait-il pas, sur ceux qu'on aime, des retombées de mort. Comment le regard dur se chargerait-il de vraie bonté ?


Voir aussi : Les peursLes joiesOserLe cinéma

Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader


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Boris Pasternak

Quand Pasternak quitta l'Union Soviétique – raconte Louis Guilloux dans une « Apostrophe » d'il y a deux ans, rediffusée ce mois d'août– l'auteur de Jivago, de passage à Paris, y conclut une allocution par ces mots : « Et maintenant, camarades, il faut faire quelque chose pour rendre la vie plus légère… » C'est à cette fin que j'ai fait part de mes lourdeurs. La culture de l'époque, et le mystère de l'homme, en ont fait un poids de faute. Cette charge est parfois du désespoir. Je travaille à l'alléger. C'est difficile.






Isaac Bashevis Singer

On demandait récemment au vieil écrivain yiddish Isaac Bashevis Singer ce qu'il avait voulu dire en affirmant en 1978, dans son discours d'acceptation du prix Nobel, que « la littérature peut apporter de nouveaux horizons et des perspectives nouvelles ». Voici la réponse de cet homme de soixante-dix-huit ans à la question : « dans quels domaines ? »
« L'horizon est surtout celui des émotions. Elles sont si importantes dans la vie humaine qu'elles ouvrent des perspectives encore plus vastes que les idées. Tolstoï et Dostoïevski n'ont pas créé une philosophie nouvelle mais exploré des espaces inconnus de l'émotion humaine. Cela continue. Il y a cent ans, on n'aurait jamais osé écrire la sexualité comme aujourd'hui. C'était idiot, car on ne peut pas décrire l'amour sans sexualité. Dans Anna Karénine, Tolstoi laisse entendre que l'héroïne n'est pas satisfaite sexuellement par son mari. Mais ce ne sont que des suggestions. Aujourd'hui, l'écrivain peut dire pourquoi elle n'est pas épanouie, pourquoi elle pense à un autre homme. Que la littérature se soit débarrassée de nombreux tabous est, à mes yeux, une avancée aussi fondamentale que telle ou telle découverte en psychologie ou en sociologie. Le véritable sujet de la littérature est l'individualité de l'homme et ses émotions – ce qui est pratiquement la même chose. »

Lech Valésa, syndicaliste

Prison, donc : prison, prison. Prison pour Lech Valésa, prison pour ses conseillers, prison pour tant et tant d'autres Polonais, prison pour les voïvodies polonaises, coupées les unes des autres, prison pour la Pologne elle-même, isolée brusquement du Monde, prison pour ces chrétiens chinois, tant éprouvés déjà… Et moi, libre ici d'écrire sur ma prison, chauffé, nourri, disposant de la radio, du téléphone, des journaux, libre de sortir, éventuellement de voyager, d'aller voir en tout cas des amis. . Libre de mon corps, de mes mouvements. Et disposant d'un espace – de confort et d'aisance – que me payent, par leurs chaînes, ceux qui garantissent involontairement, à travers un partage de l'Europe, la sécurité de voisins qui seraient autrement pour nous une menace.

Pierre de Boisdeffre, diplomate écrivain

Au terme d'une adresse à Jean-Paul II, et après y avoir exprimé des vœux concernant le respect des droits de l'homme dans l'Église, des droits de la femme, de l'intimité conjugale, la question de l'œcuménisme, du rôle des congrégations romaines, du rapprochement de la science et de la foi, Pierre de Boisdeffre, l'auteur de la « Foi des Anciens Jours », écrit dans « Choisir », la revue des jésuites suisses d'expression française : « Formuler de tels vœux – qui paraîtront scandaleux à certains, insuffisants à d'autres – ce n'est pas dicter au Pape ses décisions, c'est demander au Père Universel de regarder en face des problèmes qui ne sont pas seulement des problèmes d'Église, mais des problèmes d'hommes »

Soljenitsyne

Hier au soir, j'ai regardé Soljenitsyne. Saisi par l'homme. Par cet homme, là, maintenant, en exil, au travail dans le Vermont, à soixante-cinq ans, après tant d'années derrière lui de guerre, de prison, de cancer, de goulag, de persécution. Saisi par sa vitalité, par sa fraîcheur d'âme. Par ce regard qui va si loin dans l'homme, dans l'histoire. Par ce déploiement et par cet affinement. Par son affirmation de Dieu. Par cet oratoire byzantin dans sa maison même. Par ce torrent de vie… J'ai prié longuement ensuite. Plus au calme que d'habitude. Plus sûr. Et je me suis demandé pourquoi toutes ces touches dans ma vie, tous ces frôlements d'ailes, ne me portaient pas davantage. Comme si cette manne abondante, je la digérais mal.

Raymond Aron

Je me souvins alors de ce que j'avais éprouvé très fort, il y a six, jours, Vendredi dernier, pendant la rediffusion de l’« Apostrophe » consacrée toute entière à Raymond Aron. Tout d'un coup, devant tant de droiture, tant de lucidité, je ressentis une émotion profonde, « religieuse », d'admiration, et ma pensée, spontanément, s'en fut vers Jésus. Moment de réconfort. De clarté plutôt. Comme l'entrée soudaine, fugitive, d'un « Sens » qui éclaire le « Tout ».


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Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader