Voir aussi : En famille, Le père, La mère, Les femmes, Les amies prostituées
Les textes de cette page sont tous extraits du livre "Questions autour de l'homme réel" de François Ader
Enfance
Mes parents, de 1900 à 1907, ont eu six enfants. Neuf ans
après, en 1916, j'arrivais dans ce groupe de quatre garçons et deux filles : un
groupe déjà constitué depuis somme toute pas mal d'années. Mon père était au
front. Tout se conjuguait pour qu'un lien spécial s'établisse entre ma mère et
moi. Je fus un enfant d'abord casse-pieds, remuant, feignant, collant, sans
ambition – sans ambition consciente – puis, une fois collégien chez les
jésuites, absurdement sage, bon enfant, bon élève, docile, travailleur,
invraisemblablement avide de perfection. Ma mère désirait ardemment qu'un de
ses fils fût prêtre : ce fut moi.
La page des crimes !
… je me faisais lire à table, à midi, dans le journal, par
une tante très aimée qui venait parfois à Paris et qui cédait alors à mes
caprices d'enfant seul, la page des crimes. Une bonne tranche de meurtres, en
même temps que de viande, à la va-vite, entre les classes du matin et celles de
l'après-midi ! Cela en dit long des forces agressives, violentes,
véhémentes, que je portais en moi et qui, masquées, cachées, ne pouvant se
permettre d'atteindre leurs vrais destinataires – car alors je ne serais plus
aimé ! – m'avaient pris pour cible moi-même et avaient fait de moi cet
enfant passif, « écrasé », sans envie de grandir, qui est toujours là
pour ma perte.
Journaux salaces
C'était tout honteux, en effet, que j'allais me confesser,
de retour au Collège, après avoir, en vacances, acheté des petits journaux
salaces ou regardé, sur les grands boulevards, des petits films érotiques. Mon
« père spirituel » était d'une bonté sans bornes. Il m'encourageait, sans
relâche. Mais n'y avait-il pas une question – d'un tout autre ordre que celui
de la faute et du pardon – dans les chauds et froids de cet adolescent
« parfait », et plus encore, au Collège, qui lâchait un peu la bride,
et un peu seulement, pendant les vacances, et puis qui revenait aux rentrées
torturé, couvert de honte ? Un adolescent qui passa, sans autre
transition, de ses dernières vacances scolaires, malmenées aussi de la sorte,
au noviciat des Jésuites…
J’étais un perroquet.
J'étais un perroquet, et je le suis encore souvent !
Mais je le sais désormais. Je formulais des opinions péremptoires, tranchantes.
J'émaillais mon discours d'évidences, de lieux communs. Je me suis découvert
peu à peu comme un lieu de multiples langages, ceux de mon enfance, de plus
tard aussi, dont l'accumulation calmait mon angoisse, mais qui me cachaient à
moi-même et me maintenaient dans l'absence. Langages d'autrui, dont les uns
n'étaient en moi que flammèches extérieures, dont d'autres, au contraire, en
les creusant, m'apparaissent comme du bon bois, du très bon bois pour mon âtre.
Séparation
En octobre 1929 – je venais d'avoir treize ans – j'arrive
comme interne dans un collège de jésuites ... Les six séparations annuelles –
octobre, novembre, janvier, mars, mai, juin – seront pendant presque trois ans,
jusqu'au milieu de ma Seconde, un déchirement. A la première rentrée, je vais
pleurer pendant trois jours dans les cabinets qui sont attenants à la salle
d'étude. Jusque-là je n'ai jamais quitté ma famille.
De mes parents
Je fus alors étonné – et plus qu'étonné : stupéfait
tout à coup – de ce besoin que j'avais eu de parler d'eux, de parler d'eux
longuement, et combien c'est l'admiration, la tendresse, qui faisaient à ce
moment s'enchaîner mes souvenirs. Et pourtant, c'est vrai, je ne suis pas
encore avec eux en paix. Trop forte, trop profonde, est la blessure en moi qui
me fit impuissant. Trop fortes, en moi, ces présences qui sont aussi de
rigueur. Trop forte cette présence de ma Mère, toujours là, barrage
infranchissable entre moi et moi. Et trop forte la présence-absence de mon
père, à la fois rigoureux appel à grandir et manque, manque cruel de ce qui
m'eût permis de le faire…
Remercier nos parents ?
… ces propos, un jour, de mon analyste : « S'il
fallait remercier nos parents de ce que nous leur devons, toute une existence
n'y suffirait pas. La présence de l'enfant, c'est déjà pour les parents un
immense bonheur… Lacan parle du devoir d'ingratitude à l'égard des parents… Je
ne fais pas mienne cette façon de voir. Je préfère l'optique de Dostoïevski
lorsqu'il fait dire à la mère d'Ivan Karamazov : « Ta naissance, mon
fils, fut une telle joie qu'aucune peine que tu pourrais me faire ensuite ne
pourrait jamais l'emporter sur cette joie… » J'avais écouté. Je n'ai pas
oublié. Je l'entends encore.
Les fêtes de famille
C'était désir, désir intense, de n'être pas à l'écart, de
« participer ». Car je l'absorbais, je la mangeais, je la buvais,
cette famille que j'adorais, ces neveux et nièces dont je discernais les dons
propres mais où j'aimais voir l'héritage de mes frères et sœurs, comme
lorsqu'éclatait, à travers les sketches parfois étonnants d'un certain quatuor,
le génie comique, et caustique, de ma sœur Anne-Marie. Oui, je me fondais, je
m'immergeais, j'étais heureux dans ce bain d'allégresse et de vie. J'existais
par eux tous… Je me dissolvais aussi…
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